L'espagnol argentin, riche et varié, se distingue par des dialectes uniques reflétant son histoire complexe. Influencé par les langues indigènes comme le quechua et le guaraní (environ 10% de la population argentine parle une langue indigène), et par une forte immigration européenne, notamment italienne, il a développé des formes linguistiques originales. Le lunfardo et le cocoliche en sont des exemples majeurs, contribuant significativement à la richesse lexicale et culturelle de l'espagnol argentin.
Le lunfardo : L'Argot des bas-fonds de buenos aires
Né à Buenos Aires au XIXe siècle, le lunfardo est un argot issu de la marginalisation sociale et de l'immigration italienne massive. Vers 1880, plus de 250 000 Italiens étaient arrivés. Ce contexte a favorisé l'émergence d'un langage clandestin, utilisé par les criminels, les travailleurs portuaires (environ 15% de la population active à l’époque) et les populations défavorisées pour communiquer entre eux, créant ainsi un dialecte unique, le lunfardo.
Caractéristiques linguistiques du lunfardo : un jeu de mots sophistiqué
Le lunfardo se caractérise par un jeu de mots sophistiqué, combinant l'espagnol et l'italien, et utilisant des mécanismes de création lexicale innovants. Il est basé sur des métaphores audacieuses, des analogies originales et des emprunts déformés, créant un vocabulaire riche et imagé. "Fierro" (fer), par exemple, désigne l'argent, par analogie avec la valeur du métal.
- Criminalité et Milieu Souterrain : "Yunta" (attelage) désigne une paire de voleurs ; "Cafishio" (maquereau) pour proxénète.
- Amour et Séduction : "Mina" (mine) pour une femme ; "Fiero" (féroce) qualifie un homme séduisant.
- Vie Quotidienne : "Quilombo" (du portugais) signifie désordre ; "Facha" (apparence) désigne l'aspect physique.
- Argent et Richesse : "Plata" (argent) est un mot courant mais le lunfardo offre des synonymes plus imagés.
Ce vocabulaire, initialement confiné aux milieux marginaux, a progressivement infiltré l'espagnol argentin courant. On estime qu'environ 30% du vocabulaire argentine courant à Buenos Aires a des origines dans le lunfardo. Autrement dit, 3 mots sur 10 dans la rue sont d'origine lunfardo.
L'héritage culturel du lunfardo : tango et littérature
Le lunfardo a profondément influencé la culture argentine. Il est omniprésent dans le tango, musique emblématique du pays, et dans la littérature. Des auteurs majeurs comme Jorge Luis Borges ont intégré des termes lunfardos dans leurs œuvres, contribuant à sa reconnaissance et à sa légitimation.
Le cocoliche : un espagnol italianisé
Contrairement au lunfardo, le cocoliche n'est pas un argot mais une forme d'espagnol parlée par les immigrants italiens ayant une connaissance limitée de l'espagnol. C'est une forme d'interférence linguistique marquée, où la grammaire et le lexique italiens s'intègrent directement à l'espagnol.
Caractéristiques linguistiques du cocoliche : interférence italienne
Le cocoliche se caractérise par une forte interférence italienne. On observe des emprunts directs, des calques syntaxiques et des adaptations morphologiques. Des terminaisons italiennes sont ajoutées à des mots espagnols, et la conjugaison verbale est souvent influencée par le modèle italien. L'ordre des mots peut aussi être influencé par l’italien.
- Exemples de Calques : "Fare la spesa" (faire les courses) devient "Hacer la spesa".
- Exemples de Morphologie Modifiée : Ajout de suffixes italiens à des mots espagnols.
- Variations régionales: L'impact du Cocoliche variait selon les régions de forte concentration italienne.
Entre 1870 et 1930, environ 6 millions d'Italiens ont immigré en Argentine, impactant différemment les régions du pays et leurs dialectes régionaux. Cette immigration massive a façonné l'espagnol argentin de manière significative.
Le cocoliche aujourd'hui : une influence persistante
Aujourd'hui, le cocoliche comme système linguistique distinct a disparu. Cependant, son influence persiste dans l'espagnol argentin contemporain, notamment dans certaines expressions idiomatiques. Il s’agit d’une forme d’héritage linguistique subtil mais omniprésent.
Lunfardo et cocoliche : points communs et différences
Le lunfardo et le cocoliche, bien que liés à l'immigration italienne, diffèrent par leur fonction et leurs caractéristiques. Le lunfardo est un argot délibérément créé, tandis que le cocoliche résulte d'une interférence linguistique. Le lunfardo est fortement imprégné de culture et d'expressivité, alors que le cocoliche est une forme d’adaptation pragmatique à la langue dominante.
L'héritage durable : une identité linguistique unique
L'impact du lunfardo et du cocoliche sur l'espagnol argentin est considérable. De nombreuses expressions courantes proviennent directement de ces dialectes, contribuant à la richesse et à la spécificité de la langue. Plus de 500 mots du lunfardo sont passés dans le langage quotidien. Cet héritage contribue à la construction d'une identité linguistique argentine forte et originale.
L'influence dépasse le lexique : la syntaxe et la phonétique sont également touchées, créant un ensemble linguistique unique qui marque profondément l'espagnol argentin. Cet héritage linguistique témoigne de la capacité d'adaptation et d'innovation de la langue, et reflète la richesse culturelle de l'Argentine.